Océane

Barbie

J'ai bien aimé le film Barbie, tout comme j'adore les films du Seigneur des Anneaux, les livres Dune, et plein d'autres œuvres dont certains aspects sont particulièrement problématiques. De nombreuses personnes ont critiqué ces œuvres, souvent à juste titre lorsqu'il ne s'agit pas de les détruire mais au contraire de les apprécier artistiquement, cinématographiquement, littérairement, sans accepter par exemple le trope du white savior de Dune – un noble venu d'une planète au climat tempéré, venu sauver des indigènes aux mœurs nobles quoique rudes, voire sauvages, vivant sur une planète désertique, dangereuse et impitoyable, dans le double objectif, inconfortablement contradictoire, de monter une armée (en profitant des conditions de vie inhospitalières) et de tenir sa promesse de créer un climat tempéré (mais seulement sur une partie d'Arrakis). Nuancer ces œuvres (comme d'ailleurs en ce qui concerne les travaux scientifiques) peut avoir pour intérêt de les rendre culturellement plus légitimes et donc d'asseoir leurs positions, et concernant des œuvres de fiction, de permettre à des minorités de pouvoir de rejoindre leurs fanbases sans en laisser les populations les mieux représentées en distinguer les membres (et donc les démographies) les plus légitimes : tout le monde a le droit d'apprécier Le Seigneur des Anneaux et Dune, tout le monde a le droit de pouvoir s'y exprimer, et d'y être créatif·ve et soi-même. Je souhaite donc traiter de son message politique particulièrement problématique car je suis en désaccord avec les commentaires dithyrambiques que j'ai vus passer çà et là à son sujet. Bombe artistique et esthétique, indéniablement, mais féministe et émancipateur ?

Attention, le texte ci-dessous contient des spoilers !

Le film commence par une sorte d'infomercial confondant adroitement le récit-cadre et notre réalité, avant de se défausser en évoquant le monde des Barbie, Barbieland : comme Barbie peut être tout ce que les petites filles veulent, et que « Barbie est tout le monde et [que] tout le monde est Barbie », alors cette capacité d'imagination se transforme en une sorte d'empowerment libéral. Le film est composé d'une situation initiale (arc narratif de Barbie), d'un premier élément perturbateur (elle doit retrouver la petite fille qui joue avec elle pour redevenir normale, avec des pieds de Barbie, sans cellulite, etc.), amenant un second élément perturbateur (un coup de téléphone du FBI dans les bureaux de Mattel, les informant qu'une Barbie est arrivée dans le monde réel, et qu'ils doivent la faire rentrer à Barbieland), et donc de nouvelles péripéties, dans ce que l'on peut appeler l'arc narratif du PDG de Mattel. Barbie a ensuite une sorte de vision où elle voit une petite fille et son école, s'y rend avec Ken, puis est capturée par Mattel (« Oh là là, des hommes, ils vont m'aider ! ») tandis que Ken découvre le patriarcat et… se barre (arc narratif de Ken). Ces deux arcs narratifs se mélangent, ce qui rend le film assez confus, et ce n'est pas grave, son intérêt est surtout visuel. Or, au début du film, les poupées Barbie vivent comme des jouets : elles ne descendent pas les escaliers, ne traversent pas les portes, etc. Barbie est ainsi descendue de sa maison à sa voiture par une main invisible de petite fille, et c'est même l'un des signes les plus marquants de l'élément perturbateur : elle tombe de sa maison, et elle apprendra plus tard être détraquée. Ce principe disparaît dans l'arc narratif de Ken, après leur retour du monde réel. Le message initial est donc que les poupées Barbie représenteraient l'imagination et les rêves des petites filles, tandis que Ken serait une sorte de coquille vide, on ne sait pas s'il représente le rapport des petites filles aux garçons, l'imagination et les rêves des petits garçons, et on ne le saura sans doute jamais, soit pour ne pas briser l'aspect dynamique de cet arc, soit car la métaphore filée devenait intenable. On voit quelques morphologies différentes, par exemple la Présidente est noire, on voit une Barbie grosse, ainsi qu'une Barbie handicapée, en fauteuil (c'est tout ce qu'elle est, je ne crois même pas qu'elle ait prononcé un mot dans le film, elle disparaît après le premier élément perturbateur). La diversité semble ainsi être réduite à des cautions (noire, grosse, handicapée, etc.), tandis qu'à la Barbie superficielle et stéréotypée semble simplement avoir succédé un Ken superficiel et stéréotypé : il suffit d'inverser les prénoms et les pronoms dans « Elle sait tout faire. Lui, c'est juste Ken » pour obtenir « Il sait tout faire. Elle, c'est juste Barbie », et donc voir un film d'une misogynie crasse. Ken a besoin du regard de Barbie pour être heureux, et ne peut pas exister sans elle, tout comme une blonde filiforme et superficielle des années 70 aurait besoin, dans certains esprits de l'époque, du regard de son conjoint pour être heureuse et pour se sentir exister.

Le film oppose explicitement le patriarcat du monde réel au matriarcat « idéal » de Barbieland, représentant, si l'on suit la métaphore effilochée, deux types de rêves chez les petites filles : devenir Présidente, astronaute, ou prix Nobel, mais aussi gouverner à la place des hommes. (On touche aux limites de ce billet car les institutions « socio-capitalistes », de marchandisation de notre temps, de notre bien-être, et de nos affects, comme Instagram, peuvent amener à approuver un tel programme en confondant des blagues en milieu militant avec la réalité, mais peu importe.) Cette inversion quasiment point par point entre patriarcat et matriarcat, blonde superficielle et blond stéréotypé, semble servir de prétexte pour introduire un mépris de classe presque assumé à l'égard des classes populaires, à commencer par la première scène hors de Barbieland, où Barbie est confrontée au sexisme en la présence d'ouvriers sur un chantier à proximité de la plage de Los Angeles. D'autres femmes auront un comportement rude à son égard, mais auront un arc de rédemption ; ces hommes, pas tout à fait humains, sans personnalité et interchangeables, dont la crasse et le balayage suggèrent par ailleurs une peau basanée, ne sont que des figurants et disparaîtront de la narration dès la scène suivante. Au patriarcat du monde réel s'opposant le matriarcat du monde idéal de Barbieland, et « c'est de la domination féminine » étant le plus souvent un argument d'homme cisgenre paumé par rapport à nos questions, dès qu'une femme s'affirme, par exemple, professionnellement, ce film est, à leur intention, un message assez épouvantable. Ignorer consciemment et politiquement, voire dénigrer les avis des hommes est plutôt une position de « radfems », qui peut être maltraitante ; les féministes ont évidemment besoin de non-mixité pour émanciper leurs luttes de la tutelle masculine, mais on se rend compte aujourd'hui que les fascistes sont en train de recruter ces hommes, parce que la gauche ne dispose pas d'un discours articulé et suffisamment audible à leur égard. Évidemment, Ken est refoulé aux métiers qualifiés, car il n'a pas de master ni de doctorat, et évidemment, de retour à Barbieland où il met en place le patriarcat, il a ces sortes de monster trucks hauts de 2m20, que l'on retrouve chez certains pieds noirs américains. Surtout, la scène que je pense devoir analyser est celle où Barbie sonne chez elle (Ken a envahi et transformé son logement) et où il part chercher un livre dans un bruit de fracas, pour recevoir Barbie en faisant semblant de lire. Rappelons grossièrement que selon Bourdieu, l'argent libère du temps libre, et le temps libre permet de développer le goût de la lecture (Bourdieu, 1979). Si Ken n'a pas le goût de la lecture (mais fait semblant de lire), c'est car il est pauvre – c'est pour cette raison que je mets des références bibliographiques dans mes billets de blog, pour normaliser la lecture de livres et d'articles scientifiques, que mes lectaires sachent au moins ce que je lis et comment je m'en sers. Cette scène – l'entrée de Barbie dans sa maison – amalgame ainsi le concept fumeux, que l'on doit aux « radfems » de Twitter, c'est-à-dire à des « féministes » auto-proclamées, réactionnaires, et objectivement proches de l'extrême-droite1, de « médiocrité masculine » au rapport que les pauvres entretiennent à la lecture.

On voit ainsi que les tentatives d'inverser des oppressions systémiques sont vouées à l'échec, toute promotion d'un « sexisme inversé » ne faisant en réalité que « ruisseler » sur les aspects « minoritaires » des hommes, handicap, racialisation, questionnements sur leurs identités de genre, statut légal de personne « mineure », pauvreté, santé mentale, etc. On assiste donc à un renversement insidieux et, ce faisant, à un fractionnement des luttes pour le progrès social, la légitimité (au nom d'un « féminisme » « radfem ») des femmes pour diriger les hommes se superposant à celle de la « classe supérieure » (sic) universitaire, blanche2, diplômée, par rapport aux classes populaires, et le matriarcat des poupées Barbie, à une aristocratie, voire à une oligarchie3 tout ce qu'il y a de plus classique. Afin de ne pas verser dans des théories du complot, le rasoir de Hanlon nous commande de ne pas voir de malveillance dans les phénomènes que la stupidité suffit à expliquer. L'infomercial du début du film montre pourtant un contrôle étroit du film par le groupe Mattel (dont le chiffre d'affaires net en 2009 est de près de deux milliards de « dollars ») notamment afin de transmettre un message (sans l'assumer, c'est le principe du marketing). On peut donc envisager sans prendre trop de risques que ce message du groupe Mattel, fricotant avec la propagande des « radfems » et donc notamment des « Terfs », qui fricotent elles-mêmes avec des fascistes, et donc avec les oligarchies occidentales – la boucle est bouclée –, ferait l'objet d'autant de travail et d'efforts que la mise en scène, les lumières, la scénographie impeccables du film.

Les raisons d'aller voir, ou pas, ce film sont donc à peu près les mêmes que celles de jouer avec une poupée Barbie : malgré son message nauséabond, c'est une réussite artistique totale. À titre personnel, j'ai trouvé la scène du battle final entre les deux Ken presque jouissive, le travail sur les lumières, la chorégraphie, la musique, impeccablement interprété par les danseurs, étant alors poussé dans ses retranchements ; cette réalisation plastique mérite d'être vue au cinéma. Mais je suis surprise par une tendance, notamment sur Instagram, à une interprétation unique du message politique du film, je pensais donc nécessaire d'y apporter un peu de diversité. En ce qui me concerne, et de par mes études, la scène de Ken cherchant un livre pour faire semblant de lire, attitude typiquement populaire et notamment chez des étudiants en difficulté, a été un red flag.

Références

Bourdieu P., 1979, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 30, 1, p. 3‑6.

1 Souvent à leurs corps défendants. Je l'ai écrit ailleurs, mais je rappelle que Twitter maltraite les pauvres, c'est son modèle économique, et c'est lié à son identité, au produit éponyme et le plus rentable de Twitter, Inc. Tout le monde a remarqué qu'Elon Musk favorisait et payait les utilisataires fascistes, parfois à hauteur de plusieurs dizaines de milliers de « dollars », mais la situation, bien qu'alors plus subtile, et marquée par une incompréhension, d'un côté comme de l'autre, entre les cadres (dont les journalistes) et à peu près le reste de la population, de politiques de promotion du fascisme ne sont pas nouvelles, elles sont objectivement associées à l'identité du produit. 2 Peut-on parler du fait que les seules personnes hispaniques à Barbieland viennent du monde réel et y sont donc, notamment du point de vue de la gouvernance, des étrangères ? 3 Rappelons le prix des études et des universités sur le territoire administré par l'Organisation des États-Unis ($40,000/an pour le MIT), les admissions des enfants de diplômé·es en tant que « legacy admissions », ainsi que leur rôle dans la reproduction économique des classes sociales ?

#Barbie #Bourdieu @france@jlai.lu


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